Le jazz au Maroc
Bien avant le débarquement des Américains sur la côte atlantique du Maroc pendant la seconde guerre mondiale, le jazz américain est attiré par le mythe arabe et un exotisme fantasmé.
Par Rita Stirn
Jazz et Orient arabe
Au plan musical, l’improvisation et les rythmes de la musique arabe suscitent très tôt l’intérêt des musiciens de jazz des États-Unis. « Caravan » fut composé en 1936 par Juan Tizol et interprété par l’orchestre de Duke Ellington.
Au début des années 1940 paraît « Arabian Nightmare » de John Kirby inspiré de Rimsky Korsakov. Le trompettiste Dizzie Gillespie crée « Night in Tunisia » en 1944 et la même année, le compositeur Gil Evans produit un arrangement de « Arab Dance » de Moussorski. Un morceau emblématique de ce courant s’intitule « East meets West », une création en 1959 de Ahmed Abdul Malik (1923-1993) d’origine soudanaise et installé à New York, qui a été le contrebassiste d’Art Blakey, de Thelonious Monk ou Randy Weston. Auparavant, il avait joué de l’oud (luth arabe) pour enregistrer l’album Sahara Jazz en 1958. (Cf Jazzman Hors-série 1999).
Parallèlement à cette tendance que l’on pourrait qualifier d’orientaliste, on assiste aux États-Unis à un intérêt pour l’Islam de la part des Black Muslims, des membres de la communauté afro-américaine en quête de leur identité africaine, avec un certain nombre de musiciens qui adoptent des noms musulmans et se tournent vers leur terre d’origine, l’Afrique.
Le batteur Art Blakey, par exemple, deviendra Abdullah Ibn Buhaina ; le pianiste Fritz Jones prendra quant à lui le nom d'Ahmad Jamal et bien d’autres changeront suivront la tendance, pour se départir des noms qui ont été attribués de force à leurs ancêtres arrivés comme esclaves sur le sol américain.
Dès les années 1960, des grands noms du jazz américain comme Archie Shepp, Pharoah Sanders, Don Cherry, pour n’en citer que quelques uns, effectuent des tournées en Afrique du Nord et dans d’autres pays africains comme l’attestent les archives-photos de festivals tels que celui du Saint-Louis Jazz au Sénégal. En 1996, Pharoah Sanders enregistre « The Trance of Seven Colors » en référence aux 7 couleurs des cérémonies des Gnaouas.
Le jazz arrive au Maroc
Les soldats débarqués sur la côte marocaine et ceux des bases américaines de l’Otan seront les acteurs de la transmission du jazz au Maroc dans des villes comme Casablanca, Rabat et Khenitra. Le jazz se développe au Maroc dans les années 1950 et 1960 et se fait connaître par la radio grâce aux émissions de Saïd Fouad (Jazz Rock,Jazz Time). « Il avait rencontré durant toute sa carrière toutes les sommités du jazz et il les a interviewées. Ses émissions rivalisaient avec celles de l’Hexagone », explique Razak, un de ses collègues de la radio marocaine.
Se propagent également des concerts de jazzmen marocains sur des scènes de clubs urbains comme l’Armstrong, un célèbre club de jazz casablancais.
Des lycéens et des étudiants se passionnent pour cette musique venue d’Amérique comme en témoigne Abdellah El Ouinkhir : « J’ai une longue histoire avec le jazz, et depuis le lycée ; j'écoutais tout et notamment du jazz rock. On a été à bonne école avec Saïd Fouad de la chaîne nationale, animateur radio de pop sessions de 23 à 1 heure du matin, du lundi au vendredi dans les années 1970 et 1980 ».
Le jazz s’exprime également dans des orchestres comme celui des Forces Armées ou de la Gendarmerie. Jusqu’à nos jours l’Orchestre Philarmonique du Maroc donne chaque année un concert de jazz dans les principales villes du Royaume.
Les Centres Culturels Français appelés dorénavant Instituts Français contribuent également à la diffusion du Jazz au Maroc selon le témoignage du saxophoniste Georges Herquel qui se remémore des concerts des années 1985-86 à Marrakech avec 5 musiciens français dont lui-même, associés sur scène aux Gnaouas de Marrakech avec le jazzman John Tchicai et aussi le quartet du pianiste Tawfik Ouldammar qu’il a accompagné au saxophone avec Pierre Boussaguet, à partir de thèmes traditionnels marocains. Ces compositions ont donné lieu à un CD intitulé Jamaa El Fna et elles ont été interprétées par la même formation au Festival Jazz au Chellah de Rabat en 2005.
Le Centre américain a organisé les tournées de la Mingus Dynasty à Marrakech, Rabat et Casablanca avec le saxophoniste Dexter Gordon comme le précise George Herquel, domicilié à Rabat à cette époque, et il mentionne aussi l’Institut Goethe qui avait programmé le pianiste Joachim Kuhn.
C’était l’époque de la fondation des célèbres festivals de Jazz dont le Festival d’Essaouira initié par le pianiste américain natif de Brooklyn, Randy Weston avec des musiciens gnaouas. Il fut le créateur d’une fusion du jazz avec la musique gnaoua qu’il est venu étudier en résidence pendant deux ans, un travail qu’il avait commencé avec un mâalem gnaoua de Tanger, Abdellah Boulkhair El Gourd et aussi Mustapha Bakbo. Il est décédé en 2018, après avoir assuré en piano solo l’ouverture du Festival gnaoua d’Essaouira en 2016.
Actuellement, Majid Bekkas, le guitariste de jazz et soliste au guembri (instrument à corde des gnaouas) s’inscrit dans cette tradition de gnaoua jazz qu’il fait connaître sur les scènes internationales, accompagné de ses musiciens marocains. Il a également partagé des concerts avec le pianiste de jazz allemand Joachim Kuhn. D’autres festivals empruntent le pas comme le Festival Jazzablanca ou encore CasaJazz dans la capitale économique.
À Tanger, Philippe Lorin fonde Tanjazz en 1999 et il en est aussi le directeur artistique. Le festival a fêté sa 20e édition en 2019, toujours dans le décor du splendide palais Moulay Hafid. Un événement inédit a lieu en 2016, à savoir une édition de Tanjazz entièrement féminine, assurée par de remarquables jazz women solistes venues des scènes jazz européennes et américaines, accompagnées de leurs sections rythmiques. Le public marocain et étranger du Tanjazz 2016 garde en mémoire ces concerts extraordinaires, une première mondiale !
À Rabat, le festival Jazz aux Oudayas avait également ses particularités avec des projets de jazz fusion entre des musiciens marocains et européens. Ce festival s’appelle désormais Jazz au Chellah et se déroule dans le décor magnifique des ruines du Chellah, un lieu chargé d’histoire romaine et arabe, qui fascine les artistes.
Le festival du Chellah, financé par l’Union Européenne, continue le concept de fusion musicale par une production scénique conjointe pour chaque formation. Ainsi la soprano marocaine Samira Kadiri a chanté avec un quintet de jazz venu de Roumanie. Ce festival qui se déroule chaque année en septembre est un événement pour tous les habitants de la capitale marocaine et un public fort nombreux et de tout âge se presse sur les gradins du Chellah, dont les directeurs artistiques sont un duo belgo-marocain : Jean-Claude Bissot et Majid Bekkas. Le tableau de la scène jazz de Rabat serait incomplet si on ne citait pas l’incontournable club de jazz du Pietri, fondé par Driss Benabdallah.
C’est sur la scène de ce club que les talentueux jazzmen, les frères Souissi, Ali, Hassan et Hamza, qui jouent de la flûte traversière, du saxophone, de la guitare et de la batterie, enregistrent leur premier album live. Ils fondent une école de musique et forment de jeunes adeptes du jazz.
Il y a aussi l’école de batterie Agostini où enseigne Xavier Sarrasin, le batteur attitré du Pietri qui assure la programmation du club chaque weekend et propose un soliste tous les mardis soirs. Le club de Jazz du Pietri est également l’endroit où viennent jammer, après les concerts officiels, les musiciens internationaux programmés au festival de Jazz du Chellah. Ces derniers découvrent l’amour du jazz et de la musique du public marocain et redoublent d’énergie après la chaude ambiance des concerts pour continuer à jouer au club avec des musiciens marocains. Le jazz au Maroc est indéniablement une expérience partagée.
Le jazz du Maroc
Le Maroc a son propre jazz qui dépasse les frontières du pays. Armand El Maleh, Jauk pour son nom d’artiste, a quitté le Maroc en 1967 pour la scène de Jazz à Paris. Il y fait connaître le Dakka Jazz qu’il a inventé à partir du rythme de la Daqqa de Taroudant et Marrakech, des tribus Ahidous.
Armand El Maleh devient un excellent batteur de jazz classé parmi les cent meilleurs batteurs dans le catalogue de la marque de cymbales Paiste. Il a participé à des concerts avec de grands noms de la scène française comme Bernard Lubat, Henri Texier, Daniel Humair, Didier Levallet et Didier Malherbe, mais aussi américaine, notamment les saxophonistes Steve Lacy ou Steve Potts.
Il a enregistré plusieurs albums dont Confluence avec le guitariste Christian Escoudé, qui compte un morceau de plus de 5 minutes intitulé « Dakka ». Chacun des musiciens qu’il a côtoyés témoigne de l’originalité de son jeu de batterie, un kaléidoscope de rythmes qui puise sa source au Maroc, en Afrique.
Côté féminin, une chanteuse comme Touria Hadraoui qui chante le malhoun (chant poétique) fait des incursions dans le monde du jazz en participant à des concerts avec le clarinettiste français Louis Sclavis ; elle a également fait une tournée avec une guitariste hollandaise Corrie Van Binsbergen et son groupe.
Samia Ahmed établie à Agadir (Maroc), élargit également son répertoire marocain avec des thèmes jazzy, à l'instar d'OUM, dont les compositions sont en darija (arabe marocain) sur des rythmes de jazz ou de bossa nova. Cette dernière a créé un style musical original, qui lui a ouvert les portes des festivals à l’étranger et lui assuré une réputation internationale. À la rédaction de cet article, elle est invitée sur les ondes de FIP en France.
La présence au Maroc de musiciennes et de musiciens venus du Sénégal, de Côte d’Ivoire, du Cameroun, du Congo entretient un lien évident entre le jazz, la musique africaine et la world music. Ces artistes sont à l’origine de projets musicaux innovants en collaboration avec des musiciens marocains pour une fusion réussie.
Désormais, le Maroc a épousé le jazz comme langage musical universel, qui permet d’exprimer la diversité des rythmes et des sonorités locales. C’est une musique qui stimule la créativité des musiciens par la magie de l’improvisation.
À écouter :
- Randy Weston, Marrakech in the Cool of the Evening (Verve/Universal).
- Ahmed Abdul Malik, East meets West (RCA).
- Confluence : 4 voyages (RCA)
- Pharoah Sanders, The Trance of Seven Colors.
- Majid Bekkas, Magic Spirit Quartet (ACT).
- OUM, Daba Lof Music-MDC/PIAS.
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Édité par Lamine BA
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