Le taarab : une musique côtière qui ne manque pas de flair
Par Mariah Nene
Le son mélodieux et distinctif qui annonce à un visiteur qu’il est arrivé sur la côte d'Afrique orientale, le taarab contribue, à donner aux villes côtières de la région leur identité distincte et n’a cessé d’évoluer depuis le débarquement des premiers commerçants maritimes et explorateurs.
Le taarab (également connu sous le nom d’astarabu ou tarab) est un type de musique qui emprunte beaucoup des différents genres à travers le monde. Une musique aux influences perses, européennes, arabes et indiennes avec des paroles en swahili. Selon le livre de Gilbert Rougetin, Musique Et Trance (1985), le mot taarab est une déviation d'un verbe arabe "tariba" qui veut dire "être ému par la joie ou la peine".
Cette musique représente la côte d'Afrique orientale et est étroitement liée à la culture et au mode de vie swahili. Le taarab est semblable à une poésie chantée. Il parle d’amour et des relations humaines, souvent avec une certaine créativité subtilement connue sous le nom de Lugha ya majazi (langue imagée), utilisée pour éviter les conflits ou les disputes au sein de la communauté. Il est également un moyen d'apprendre le swahili "approprié". L'un des éléments clés de l’accompagnement du taarab est le qanun (orkanun), une cithare à 72 cordes qui repose à plat et que l’on effleure comme une harpe. Le rythme est mené par des tambours africains. Les tambourins et l'accordéon s’additionnent à la mélodie et lui donne un air occidental.
Histoire du taarab
Le taarab est profondément enraciné dans l’histoire de la région et on pense qu’il prend naissance à Zanzibar, au large de la côte d'Afrique orientale. Les nombreuses influences de cette musique reflètent les différentes cultures qui ont traversé cette zone commerciale au fil des siècles. En tant qu’expression artistique régionale, le taarab intègre le swahili, l'arabe et les cultures égyptiennes.
Les musiciens jouent d'instruments spécifiques, qui contribuent à donner à la musique un son et une émotion uniques. Ainsi le qanun est un instrument à cordes joué au Moyen-Orient, en Asie centrale et en Europe du Sud-Est. Il est constitué d'une table d'harmonie trapézoïdale étroite. Des cordes en nylon ou en PVC sont tendues en équilibre sur des peaux de poisson sur une extrémité et rattachées à des chevilles à l'autre extrémité. L’instrument se place sur les genoux et est joué en pinçant les cordes avec deux médiators taillés dans des écailles de tortue. On peut également utiliser ses doigts.
D'autres instruments populaires comprennent l’oud et le dumbek (tambour) du Moyen-Orient, le tabla indien, les claviers électriques occidentaux et le taishakoto japonais (banjo). Ses rythmes sont un mélange de groove chakacha local, de musique de film indien, de la rumba cubaine et congolaise et d'autres influences d'Afrique orientale. Les paroles – poésie swahili - sont considérées comme une tradition littéraire.
Selon la croyance populaire du genre, le sultan Saïd Barghash, qui a régné Zanzibar de 1870 à 1888, est à l’origine du taarab. Le sultan, qui aimait la musique, invita un groupe de musiciens égyptiens, qui commencèrent à enseigner le taarab aux musiciens locaux.
Sous l’influence des paroles swahili et des rythmes chakacha traditionnels, la musique se renouvela au point que bientôt, elle n’eut plus grand-chose à voir avec celle qui avait été importée d’Égypte. Le sultan envoya plus tard un musicien Zanzibari nommé Ibrahim Muhammed étudier la musique au Caire. A son retour, ce dernier forma le Zanzibar Taarab Orchestra. Les premiers membres du groupe étaient Subeti Ambari (oud), Buda Swedi (gambusi et violon), Mwalimu Shaaban (tari et chant), Buda bin Mwendo (violon) et Mbaruku Effandi (violon).
En 1905, le deuxième groupe de taarab, Ikhwani Safaa Musical club, est formé. Une branche de ce groupe, Ikhwani Safaa et Culture Musical Club, continue de prospérer aujourd’hui. Il compte environ 35 membres actifs et demeure le principal groupe de taarab au Zanzibar.
La côte swahilie s’étendait au long de Kismayu, Lamu, Malindi, Mvita (Mombasa), Zanzibar, Pemba, Tanga et Kilwa jusqu’aux Seychelles. Le taarab pénétra toutes ces régions en raison de la présence de commerçants arabes. Le taarab pénètre même au-delà – en terres intérieures au Burundi, au Rwanda et en Ouganda. Il est bien reçu parce qu'il va de pair avec la culture musulmane qui se propage vers ces mêmes régions.
Plus tard, en 1964, dans une tentative politique pour éliminer l'influence arabe dans la région, tous les chanteurs de taarab chantent en swahili, la lingua franca de l’île, et les clubs perdent leurs noms arabes pour des noms swahilis.
Au Zanzibar, le taarab est étroitement associé à la politique. En effet, les premiers musiciens sont formés par le sultan Barghash pour des représentations exclusives au palais. Des groupes comme le Culture Musical Club débutent dans le groupe de jeunes du parti Afro Shirazi au cours de la lutte révolutionnaire. Ils intègrent par la suite le ministère de la Culture en 1964. Le groupe Sanaa Taarab est également sous le contrôle du gouvernement au Zanzibar.
Certains groupes de taarab sont employés de façon permanente par les partis politiques pour promouvoir leur idéologie. Par exemple, des groupes comme Saniyyat Hubb , GoodLuck Coronation , Boomba Kusema et Lele Mama sont utilisés dans le passé pour mobiliser le soutien d’un des plus grands partis politiques de la Tanzanie, le Tanganyika African National Union (TANU).Parce que les dirigeants politiques ont depuis longtemps reconnu la puissance sociale de cette musique, certains groupes de taarab sont employés de façon permanente par les partis politiques pour promouvoir leur idéologie.
Siti Binti Saad
La contribution de Siti au taarab ne devrait pas être sous-estimée. Alors que ses prédécesseurs sont tous des hommes et chantent principalement en arabe, elle est la première femme à chanter en swahili - une nouveauté à l'époque. La talentueuse chanteuse se produit dans les villes côtières du Kenya, de la Tanzanie (alors appelé Tanganyika) et à Zanzibar, sa terre natale.
A cette époque, il est jugé immoral pour les femmes de se joindre à des groupes de taarab et de chanter en public. Siti ouvre ainsi la voie pour les musiciennes du genre. Elle aide à démystifier la participation des femmes à la musique dans une culture où cela est mal vu et souvent ridiculisé.
Elle contribue à changer les mentalités et transforme le taarab au point où les femmes en sont maintenant devenues les principales interprètes alors que les hommes assurent le back-up vocal et jouent des instruments. En chantant en swahili, elle permet au taarab d’atteindre l’est du continent et plus de gens peuvent désormais comprendre les paroles.
Dans le temps, le chant de Siti traverse les frontières de l'Afrique orientale. Entre 1928 et 1950, elle enregistre plus de 150 disques à la Columbia Music Recording Company, basée à Mumbai, en Inde. Pour la grande satisfaction des dirigeants de la firme, qui peinent pourtant à y croire, sa musique se vend vite et bien : plus de 72 000 disques rien qu’en 1931. Le nom de Siti continue de croître au-delà des frontières. Elle devient à la fois une attraction touristique et culturelle et les gens affluent à Zanzibar juste pour l'entendre. Columbia établit même une filiale à Zanzibar pour améliorer sa musique et puiser dans d'autres talents locaux sous son influence.
Siti croise la chanteuse égyptienne Oum Kalsoum lors d’un enregistrement à Bombay. Cette rencontre enrichit le son taarab par l’introduction d’une danse indienne appelée natiki. Et c’est à travers ses enregistrements et spectacles aux côtés de musiciens et poètes de Mombasa et Lamu que le taarab devient largement accessible dans toute la région. Plus tard, des influences égyptiennes viennent se greffer au genre, avec de nombreux orchestres de taarab imitant leurs homologues égyptiens en incluant des ensembles de cordes (violon, violoncelle et contrebasse), ainsi que l’accordéon, l’oud, le qanun, le clavier et la flûte ney.
Partout dans le monde, le nom de Siti Binti Saad est synonyme de taarab. Sa prouesse musicale est immortalisée dans sa biographie Wasifu wa Siti Binti Saad, écrite par Shaaban bin Roberts. Le livre est encore utilisé comme référence dans les écoles secondaires tanzaniennes. Même si elle est décédée en 1950, Siti est considérée comme la première femme de l’Afrique de l'Est à enregistrer un album entier. Après sa mort, l’Association of Women journalists of Tanzania (TAMWA) nomme son journal « Voix de Siti ».
Bi Kidude
Bi Kidude, née Fatuma binti Baraka, est une autre pionnière du taarab, née dans les années 1910 (sa date de naissance exacte est inconnue) dans le village Mfagimaringo à Zanzibar. En 1920, Bi Kidude accompagne des groupes taarab locaux. Pour échapper à un mariage forcé à l’âge de 13 ans, la talentueuse chanteuse quitte Zanzibar pour la Tanzanie. Elle rejoint un groupe tanzanien taarab qui voyage et joue partout en Afrique de l’Est. En 1930, elle fuit un autre mariage malheureux pour s’installer à Dar es-Salaam où elle rejoint un groupe taarab égyptien et y reste avant de revenir à Zanzibar dans les années 40.
Bi Kidude est connue pour son rôle dans le mouvement Unyago, un rite de passage qui prépare les jeunes femmes au mariage. Cette pratique culturelle utilise des rythmes traditionnels pour enseigner aux femmes comment se comporter envers leurs époux. La chanteuse légendaire est également connue comme l'une des plus grandes compositrices de musique africaine.
En 2005, elle est récompensée par la World Music Expo (WOMEX) pour sa contribution à la musique. Sa vie est documentée dans As Old As My Tongue: The Myth and Life of Bi Kidude, un documentaire réalisé en 2006 par Andy Jones. On compte aussi parmi les légendes du taarab, Zuhura Swaleh, Bi Malika (de son vrai nom Asha Abdow Saleeban), Ustad Bakari Abeid, Ustad Ali Mkali, feu Ustad Seif Salim Saleh, et Zein L’Abdin de Lamu, un maître de l' oud, introduit par les commerçants koweïtiens quand ils naviguaient le long de la côte du Kenya, au cours des années 1920 et 1930.
L'influence du taarab sur la musique d’aujourd’hui
Le taarab a laissé une impression durable sur la musique de l'Afrique orientale, plus particulièrement sur les genres kidumbak, beni et taarab moderne. Le kidumbak est un genre moins raffiné et plus optimiste que le taarab. Musicalement, il se situe entre le taarab et la musique traditionnelle de Zanzibar connue sous le nom de Ngoma. Tout comme le taarab, il s’exécute pendant les célébrations. Le kidumbak contemporain est souvent appelé usKitaarab et s’accompagne de deux petits tambours d'argile, d'un jeu de violon frénétique, de l’asanduku ou "boite à thé" pour la basse, et du cherewa, un instrument fait à partir de coquilles de noix de coco remplies de graines ou encore du mkwasa, courts bâtons en bois joués comme des claves.
Le kidumbak est plus rythmé que le taarab et ses paroles plus spontanées que poétiques. Les chansons critiquent souvent le comportement social. Le chanteur doit pouvoir enchaîner plusieurs chansons dans un medley Ngoma qui accompagne la mélodie. Les invités au mariage dansent et constituent le chœur. Cette musique utilise moins les instruments arabes que les instruments locaux. Beaucoup de musiciens à Zanzibar, comme Makame Faki, par exemple, interprètent les deux registres kidumbak et taarab.
Un autre genre influencé par le taarab est le beni, dérivé du mot anglais «band». Le genre émerge vers la fin du 19ème siècle comme une parodie des fanfares militaires britanniques. Misant fortement sur la participation du public, il se concentre sur le rythme et la danse et se nourrit d'humour ou de moqueries, le principal étant de se faire plaisir ! Habituellement, dans les spectacles de beni, les derniers hits de taarab sont interprétés dans un pot-pourri, invitant les femmes de l’audience à la danse et à se joindre au chœur. Il est aussi couramment exécuté lors des parades ou mariages. Le groupe populaire Beni ya Kingi commence généralement la parade d'ouverture du festival of the Dhow Countries organisé chaque année.
Le taarab moderne a évolué du son traditionnel et en diffère quelque peu. Connu comme le RushaRoho (lâcher prise, ou littéralement «libérer son esprit»), le taarab moderne peut être classé comme musique pop et a perdu en grande partie la subtilité du son original taarab - en grande partie parce que ses paroles sont directes et destinées à gêner ou critiquer ouvertement. Par exemple, alors que les paroles du taarab traditionnel pourraient comparer une femme de mœurs légères en la comparant à une chaise de théâtre où chacun peut siéger s’ils paie, le taarab moderne se référera à elle directement comme kirukanjia (prostituée). Les paroles du taarab moderne sont si controversées en Tanzanie qu'en Juillet 2005, le ministre de l'Éducation, de la Culture et du Sport, Haroun Ali Suleiman, exige que les chanteuses cessent les chants offensifs qui favorisent la désunion.
L'objectif principal du taarab moderne est la danse et le divertissement. Cette musique est généralement composée et interprétée sur des claviers, ce qui réduit la taille des groupes et permet aux musiciens d'être plus mobiles et adaptables. Les membres du groupe s’habillent généralement de manière beaucoup moins formelle que leurs prédécesseurs. Certains critiques rejettent le taarab moderne comme une reproduction inférieure de la forme originale.
L'évolution du taarab original est principalement due à la commercialisation du genre, l'influence des médias traditionnels et l'adoption par les producteurs de la nouvelle technologie. Le taarab moderne acquiert également une influence internationale : ainsi, une version moderne du taarab dans « The Boy is Mine »des chanteurs R&B américains Monica et Brandy. Un autre musicien, Yusuf Mohammed (alias Tenge) traduit les bandes sonores de films indiens en kiswahili et reproduit la mélodie sur un clavier électrique. Un autre groupe populaire de taarab moderne est Maulidi Musical Party de Kisauni, dirigé par Maulidi Juma.
L'émergence du taarab et son évolution offrent un exemple fascinant de la variété et de la diversité de la culture en Afrique orientale. Qu'il ait survécu pendant plus d'un siècle en dit long sur la popularité du genre, même si les sceptiques craignent pour son avenir car les goûts musicaux de la région évoluent du traditionnel vers le commercial.
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