Le hip-hop en Afrique du Sud
Le régime d’apartheid marque durablement l'histoire de l'Afrique du Sud. Pendant des décennies, les rassemblements publics sont violemment dispersés, comme en témoigne le massacre de Sharpeville en 1969, la révolte des étudiants en 1976 et de nombreuses autres manifestations publiques. Quand on parle du hip-hop en Afrique du Sud, il est important de tenir compte de la souffrance endurée et de la victoire sur l’adversité. C’est dans ce contexte que le hip-hop marque sa présence en Afrique du Sud.
Les origines du hip-hop sud-africain (1980-1990)
Prophets of the City (P.O.C) un groupe formé à Cape Town dans les années 80, compte parmi les précurseurs du mouvement hip hop sud-africain. Le DJ Ready D, membre fondateur, évoque ces premières années dans le documentaire intitulé FedeFokol: 25 ans de Hip Hop sud-africain: « J’étais typiquement votre enfant de la Plaine du Cap, insouciant, je courais de tous côtés comme les garçons de la Plaine du Cap. En réalité, j’étais loin d’imaginer que j’assumerai le rôle de militant au sein de notre communauté ou à travers la musique ».
Le groupe POC sort son premier album intitulé Our World, en 1990. Aujourd'hui, ce groupe est reconnu en tant que premier groupe de hip-hop en Afrique du Sud à enregistrer et sortir un album. Sous la direction de Shaheen Ariefdee, un rappeur à la voix incomparable dans l’histoire du rap, le groupe POC se fait une place dans l’histoire du hip-hop sud-africain grâce à plusieurs représentations à l'étranger vers les années 90 ainsi que lors de l'investiture de Nelson Mandela en 1994. C’est vers la même époque que nait, à la Plaine du Cap, un autre groupe du hip-hop avec une vision similaire.
Sous la direction des talentueux rappeurs d’Emile XY, le groupe Black Noise est déterminé à se frayer son propre chemin dans le hip-hop sud- africain, malgré le changement de musiciens au fil du temps. Crée en 1988, le groupe gagne rapidement un public fidèle à Cape Town et à Johannesburg. En 1992, le groupe souscrit pour la marque Tusk (la filiale locale de Warner Elektra Atlantique) et lance son premier album intitulé Pumpin 'Loose Da Juice ! Emile reste le pilier principal du groupe, participant à de grands événements du Hip Hop africain notamment Annuel Indaba qui, pendant 3 jours, présente les différentes composantes du hip-hop (à savoir le Breakdance, le Graffiti, le MCing et le Djing).
La conscience politique demeure au centre de leur vision. Adam Haupt, Professeur Associé des études médiatiques à l'Université de Cape Town, résume cette période du hip-hop sud-africain dans son œuvre intitulée Stealing Empire: « Au même titre que le groupe POC, le groupe Black Noise s’est toujours aligné à la conscience noire d'où la référence cohérente à la race noire - par opposition à l’identité des coloured ou métisses. Ceci explique partiellement le terme hip-hop «conscient»; mais se réfère également à l'idée de susciter la conscience critique à travers le hip-hop comme un mode de vie, une philosophie ou une forme d'art. C’est dans ce domaine que les groupes POC et Black Noise sont actifs ».
Le discours populaire autour du hip-hop sud-africain se focalise autour de l'influence prédominante du groupe POC et du groupe Black Noise. Au moment où ces groupes – qui se sont imposés en mouvements culturels - méritent leur place dans l'histoire, il est important de tenir en compte des autres régions en Afrique du Sud qui jouent un rôle tout aussi important dans la sensibilisation du public à la culture hip-hop, comme il en est pour le groupe Def Boyz dans la région du Cap-Oriental, dont les initiatives continuent à se manifester à travers de petites communautés et à inspirer une nouvelle légion de rappeurs. Un des fondateurs, Xolile Madinda, est impliqué dans des projets d'alphabétisation et des débats communautaires.
A Johannesburg, le hip-hop occupe le devant de la scène ‘Le Club’, une sorte de Mecque (similaire à The Base et Club Fame à Cape Town) où l’élite du hip-hop sud-africain fait ses premières armes. Créé par les DJs Bionic et Blaze, on n’insistera jamais assez sur le caractère essentiel de ‘Le Club’. Vouks, breakdancer légendaire, toujours actif sur la scène, déclare ce qui suit à propos de l'importance de ‘Le Club’, qui devient par la suite une boutique de vêtements : « Je l’appellerai centre du hip-hop pour tous les jeunes, pour tous les meilleurs MCs (maitres des cérémonies) et pour les MCs en herbes. C’est ici que se retrouvaient- chaque weekend- les groupes Cyphers et B-boys entre autres ».
Bien d’autres musiciens expérimentent le hip-hop dans les années 80 et au début des années 90, bien avant son évolution. Dès 1984, le regretté bassiste Sipho Gumede s’essaie au hip-hop sous le nom de The Boogie Man en rappant en isiZulu sur des morceaux comme Jika Jika. Senyaka connait un énorme succès dans les années 80 avec le titre Go Away, une chanson qui fait le lien entre le disco, le hip hop des années 80 et le kwaito qui domine l'industrie musicale locale dans les années 90. Le Rappeur Taps sort des albums tels que Let Go (1990) et Young Hip And African (1991). Natano Braché accède à la notoriété à Cape Town en tant que DJ et présentateur se faisant ainsi appeler DJ Natdog. Son maxi-single B-boys sort en 1990. En 1992, Le groupe I.N.T.R.I.B.E (Intelligent Natives Teaching Revolutionary Intellectual Black Education), évoluant à Johannesburg sort Bubblegum In My Afro. Le nom du groupe est un clin d’œil aux groupes Public Enemy et The Jungle Brothers aussi bien qu’au groupe POC et Black Noise dont la musique porte un message de conscience de soi.
Un facteur important dans l’ascension du hip-hop en Afrique du Sud est l'émergence d’YFM, une station de radio régionale basée à Gauteng lancée vers la fin de 1997. Le Sprite Rap Activity Jam, un programme hebdomadaire d'une durée d’une heure co-animé par Kalawa et Jazmee avec comme co-fondateurs le DJ Oskido et le DJ Rudeboy Paul, annonce une nouvelle phase dans l’évolution du hip-hop et d’emblée les rappeurs ont un auditoire attentif à leur musique. Cependant, pour la seconde moitié des années 90, le hip-hop peine à se faire une place sur la scène musicale sud-africaine. Le kwaito prend une position de force, suivi de près par la House Music qui prend le dessus au début des années 2000. C’est ainsi que le hip-hop en Afrique du Sud reste en marge pendant une durée relativement longue. C’est ce qui néanmoins permet au mouvement de se réorganiser et d'établir son identité.
L’Ascension du Hip-hop vers les années 2000
Brasse Vannie Kaap (BVK), assumant la relève des pionniers de la Plaine du Cap que sont les groupes POC et Black Noire, est l'un des principaux groupe de hip-hop du pays vers la fin des années 90, avec la sortie des albums BVK en 1997, Yskoud en 2000, Super Power en 2004 et Ysterbek en 2006 et plusieurs représentations du pays à l'étranger. L’utilisation de l’afrikaans ou de l’argot sert d’exemple aux rappeurs sud-africains qui interprètent désormais leurs chansons en langues vernaculaires forgeant ainsi un son unique dénué de toute influence américaine. BVK, connu pour son hip hop engagé, aborde les problèmes des communautés opprimées de la Plaine du Cap et perpétue la culture hip-hop, en livrant des spectacles avec le groupe B-Boys, un DJ et un MC, dont l’image est fortement imprégnée de la culture du graffiti. Avec d'autres mouvements de base tel que le Red Antz de la région du Cap-Oriental, par exemple – tous se concentrent davantage sur le développement des communautés que sur le succès commercial.
Le hip-hop s’affirme dans le reste du pays vers la fin de 2002. Il y a alors le sentiment que se prépare un événement de grande importance, que quelque chose se produit aux studios d’enregistrement des rappeurs. Skwatta Kamp, groupe composé à l’origine de 12 membres et réduit de moitié à la sortie de l’album Khut En Joyn, reçoit le prix SAMA en 2003, et représente la réussite d’un artiste de hip-hop en Afrique du Sud. Un des membres du groupe, Siyabonga Metane (alias Slikour), s’exprime sur les raisons de leur décision de tout faire indépendamment: « Nous n’avons pu signer des contrats avec les studios d’enregistrement alors nous nous sommes transformés en studio d'enregistrement. Aucune réflexion approfondie à l'époque, mais en y repensant, nous étions en avance sur notre temps ».
Ailleurs sur le radar du rap sud-africain, les artistes commencent à présenter des projets durables qui contribuent à changer l'opinion publique sur ce genre. Amu, un autre pionnier, collabore sur des chansons et livre des spectacles en direct avec kwaito Zola. Son premier album, The Rap, Life and Drama sorti en 2003, reçoit des critiques de la part des auditeurs toujours ancrés dans le ‘boom bap’ qui est le rap traditionnel. Tumi Molekane, accompagné de deux membres de 340ml et d’un bassiste qui évoluait dans le funk, crée le groupe Tumi and the Volume. Leur œuvre intitulée Live At The Bassline retient l’attention démarrant la carrière de ce groupe de hip-hop le plus connu en Afrique du Sud.
Les compilations trouvent leur place sur le marché plus particulièrement Maximum Sentence and Expressions tirée d’Outrageous Records. Alors que l’une s’adresse aux inconditionnels du hip-hop, cette dernière présente un ensemble plus varié de chansons. La musique est moins impétueuse, et la liste des collaborateurs - de Skwatta Kamp à Zubz et Neo Muyanga – tient compte de l'ambiance de l’époque.
La télévision facilite également la propagation du hip-hop vers un public plus large. Le regretté M. Fat du groupe BVK présente le Hip-hop sur la chaîne MK - chaine qui n’existe plus - tandis que le rappeur Proverbe présente Nasty sur la chaine continentale, Channel O. Entre 2004 et 2006, le rap en Afrique du sud se porte bien. L’album de Skwatta Kamp qui connait un véritable succès, suivi de Mkhukhu Funkshen en 2003 et de Washmkhukhu en 2004 ont fait des ventes combinées d'environ 100 000 exemplaires. Pitch Black Afro est le premier rappeur à recevoir le disque de platine avec le titre Styling Gel sorti en 2004. Des entreprises commencent à manifester leur intérêt et une nouvelle génération d'artistes du hip-hop commencent à émerger.
Des tendances actuelles et futures
Le hip-hop sud-africain établi, de nombreux sous-genres et nombreuses scènes émergent. Motswako est originaire de Mmabatho dans la province du Nord-Ouest, ancienne capitale de la patrie Bophuthatswana pendant l’apartheid. Le rappeur Stoan du groupe Muffin Bongo est le premier à faire connaitre le rap au Motswako au milieu des années 90. Vers la même époque, des groupes tels que Baphixhile et Crowded Crew émergent - tous à peu près de la même région et représentant leur nouveau style musical appelé motswako. L’inventeur du terme motswako demeure inconnu. Ce terme signifie ‘Mélange’ en Tswana ce qui implique que le sous-genre est un mélange de nombreux styles de musique. Alors que Stoan anticipe l'arrivée du motswako, le rappeur HHP adopte le style de vie en y apportant sa touche personnelle. Il le transforme et en fait un mouvement, invitant des artistes tels que tuks, Mo'lemi et Morafe à le renforcer. On assiste actuellement à une nouvelle vague de rappeurs du motswako, influencés par les idéologies des précurseurs. Des artistes tels que Cassper Nyovest donnent un profil ordinaire solide tout en voyageant sans relâche à travers le pays.
Alors que la langue Tswana domine le motswako, le kasi rap est dominé par les langues Nguni, à savoir le Zulu et le Xhosa. Les thèmes du rap Kasi tournent autour des difficultés, autour de la famille et autour du désir de ‘réussir’ - et d'aspirer à autre chose que le désespoir qui les entoure. Le Pro (anciennement Pro Kid) est la figure emblématique de cette scène. Son deuxième album, Heads And Tails (2005), sorti sur le label indépendant de TS Records, renforce sa position en tant que champion du kasi rap. Dans les régions du Cap-Oriental et du Cap-Occidental, le kasi se transforme en spaza (ce qui veut dire tuckshop = petite boutique où les écoliers achètent des sucreries), bien que les mêmes thèmes soient abordés. Le Driemanskap est l'acte le plus important sur la scène, tandis que d'autres artistes du kasi et du spaza ajoutent le maxhoseni, le kanyi, le red button, le manelisi ou encore le deep soweto.
La Plaine du Cap et la grande région du Cap-Occidental ont aussi une scène de rap afrikaans en plein essor. Influencés par le groupe BVK, par la philosophie du POC et par l'image du groupe Black Noise, des artistes tels que Jitsvinger, Cream et Jaak apportent un nouveau souffle au hip-hop du Cap. De même, l’utilisation de la langue afrikaans dans leurs paroles constitue l'une des exportations musicales les plus reconnaissables de ces dernières années: Die Antwoord, un groupe de rap constitué de Ninja et du Yo-Landi Vi$$er. Le Ninja représente l'alter ego de Watkin Tudor Jones Jr., qui perfectionne ses compétences hip-hop à travers des représentations théâtrales à savoir : The Original Evergreen des années 90 et Max Normale des années 2000 avant de décider de prendre une nouvelle direction, adoptant un sens unique du style sud-africain appelé «zef», longtemps associé à la classe ouvrière des Afrikaners, et s’inspirant des aspects culturels de la Plaine du Cap. Vi$$er décrit le Zef comme «pauvre mais raffiné; pauvre mais élégant ». Le rappeur Afrikaans Jack Parow est un autre rappeur de cette tendance.
Il y a lieu de citer les jeunes artistes qui ne sont peut-être pas directement associés au genre, mais dont la musique porte l’esthétique du hip-hop. Il s’agit de Toya DeLazy, Spoek Mathambo, Dirty Paraffine, Big Gun FKN entre autres, et dont beaucoup font des remous à l'étranger. La plupart d'entre eux ont commencé comme artistes accompagnateurs auprès des artistes de rap, ou comme artistes de hip-hop à part entière. Entre 2007 et 2011, cette nouvelle vague commencé à réaliser de nouvelles percées. Les relations d’entreprise se renforcent en vue de permettre aux artistes de gagner des revenus supplémentaires à partir de contrats promotionnels. Des spectacles de grande envergure orientés vers le rap se multiplient et prennent le devant, alors que les chaines de radio acceptent finalement cette culture qui attend d’être reconnue depuis des décennies. Le hip-hop en Afrique du Sud, après près de 25 ans, s’est fait réellement sentir.
L’année 2012 est celle du lancement de la cérémonie annuelle South African Hip Hop Awards. Khuli Chana est actuellement le plus grand rappeur dans le pays. Son album Lost In Time lui a valu trois prix lors de la South African Music Awards en 2013, y compris le prix de l’artiste le plus convoité de l'année. En 2014, le hip-hop est dans toute sa splendeur. Johannesburg dirige encore l'industrie de la musique en termes de médias et studios d'enregistrement. Les prochaines années devraient être intéressantes en termes de décentralisation du mouvement. Les artistes du Cap produisent une nouvelle vague hip-hop innovant et captivant, tandis que ceux originaires d’autres régions peinent à se faire un nom.
Commentaires
s'identifier or register to post comments