L'empire des orchestres du Mali des années 60 à 80
Par Julien Le Gros
De l'indépendance du Mali en 1960 jusqu'à l'émergence de la world music dans les années 1980 le pays de Soundiata Keita a été un fabuleux réservoir d'orchestres d'une rare inventivité.
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L'indépendance du Mali 1960
Au treizième siècle Soundiata Keita impose l'empire du Mandé qui s'étend, à son apogée, entre le Sahara, l'océan Atlantique et jusqu'au golfe de Guinée. Même si l'empire se disloque en 1535 la culture mandingue continue d'unifier le pays avec le rôle pivot des griots dans la société. Trois instruments en sont la clé de voûte : le balafon, le ngoni et la kora. Après un début d'autonomie en 1956, dans le cadre de l'Afrique occidentale française, le Mali accède à l'indépendance le 20 juin 1960. Dans la foulée, le président Modibo Keita fonde l'Orchestre national A, dirigé par Panga Dembélé et Kélétigui Diabaté.
Il est suivi par les orchestres B et C. Conçus sur un modèle socialiste ces orchestres sont fortement inspirés du voisin guinéen Ahmed Sékou Touré qui, quelques années plus tôt a fait des Ballets africains de Fodéba Keita son emblème et a créé un label étatique Syliphone en 1958. Malheureusement un seul témoignage discographique de cet Orchestre national A a été gravé en 1970, destiné, selon les notes de pochettes, à « sauvegarder le patrimoine malien ». Économiquement fragile le Mali ne suit l'exemple de Syliphone qu'en cette année 1970, avec un éphémère partenariat passé entre le Ministère de l'information du Mali et le label allemand Barenreiter Musicaphon qui permet d'accoucher d'une quinzaine de disques vinyles 33 tours, aujourd'hui pratiquement introuvables.
L'émergence des orchestres régionaux
Toujours inspiré par le modèle guinéen de Sékou Touré, à qui il a rendu visite en 1962, Modibo Keita instaure les Semaines nationales de la jeunesse pour stimuler la création artistique dans le cadre d'un retour à l'authenticité. L'idée est de se démarquer de l'influence coloniale. En réalité ces orchestres vont absorber comme des éponges toutes les musiques modernes, avec plus ou moins d'audace. Dès lors des orchestres pullulent comme des champignons dans toutes les régions de cet immense pays, le plus vaste d'Afrique de l'Ouest après le Niger.
Né dans les années 60, sous l'impulsion du trompettiste Amadou Ba, le groupe Super Biton de Ségou, fusion des groupes Ségou jazz, de l’Alliance jazz et de l'Orchestre régional de Ségou est sans conteste l'un des meilleurs. Entre 1970 et 1976 son excellence est récompensée par plusieurs des biennales artistiques organisées à Bamako. Outre le fameux Badéma national d'autres formations voient le jour : l’Orchestre régional de Kayes, le Tijwara band de Kati, le Mystère jazz de Tombouctou, le Kanaga de Mopti, le Kéné star de Sikasso ou encore le Koulé Star de Koutiala dans lequel débute le virtuose du piano Cheick Tidiane Seck.
Ces orchestres, avec des instruments amplifiés, comme le fameux Bembeya jazz guinéen témoignent de leur temps. Le répertoire inclut autant les classiques du mandingue que les musique afro-cubaines populaires depuis les années 50, ou les standards du rock n'roll et du twist. C'est la génération ‘Salut les copains’. En 1963 le tube de Boubacar « Kar kar » Traoré « Mali twist » illustre ce déferlante éphémère.
1969 L'année des titans : Le Super Rail band de Bamako versus Les Ambassadeurs du Motel
En octobre 1969, le saxophoniste Tidiane Koné, issu de l’Orchestre national A, et qui a été le premier à introduire cet instrument dans la musique mandingue, fonde le Rail Band de Bamako. Du Buffet Hôtel de la gare ferroviaire de Bamako, géré par le chef de gare Aly Diallo, où l'orchestre officie on entend les airs à la demande. Des standards mandingues, de la variété française en passant par la salsa. Le Rail band devient le premier orchestre de danse du pays et un laboratoire de talents, comme Kanté Manfila, sous la houlette du guitariste DjelimadyTounkara qui y fait presque toute sa carrière. A cette époque de nationalisation les musiciens sont les employés de la régie des chemins de fer du Mali et leurs instruments appartiennent à l'État.
Cheick Tidiane Seck, qui a intégré le Rail Band en 1975 se souvient de cette époque musicalement effervescente : « Dès 1974 j'allais tout le temps jammer avec le Rail Band et les Ambassadeurs. A l'époque j'étais le seul à pouvoir jouer du Jimmy Smith. J'impressionnais pas mal de gens en jouant tout le répertoire de la Motown. Je jouais les claviers, l'orgue, le synthé vintage avec le Super rail band. Parallèlement, j'avais un groupe Afroblues band, qui animait tous les bals de fin d'année avec Alpha Thiam et Moussa Diallo (qui vit au Danemark maintenant) dans lequel on reprenait Joe Cocker, Pink Floyd, Led Zeppelin, DeepPurple. Santana et Jimi Hendrix aux premières loges! Et les dimanche soir je jouais pour les touristes au plus grand hôtel de l'époque:l'Hôtel de l'amitié, des valses, tango, paso doble et mazurka. En juillet 1970 un jeune homme albinos timide fait ses premiers pas au Rail band pendant trois ans, avant de quitter le navire pour les Ambassadeurs. Il s'agit d’un certain... Salif Keita !
Mory Kanté, la voix d'or de Guinée-Conakry le remplace au pied levé. « J'ai commencé à l'époque de Salif comme guitariste, bassiste, batteur, balafoniste. Je bouchais tous les trous. explique Mory Kanté . J'ai accompagné Salif pendant un an et demi. On est venus à Dakar. Le guitariste a fui pour aller avec l'Orchestra Baobab. On devait jouer pour Senghor à l'Hôtel Ngor. Tidiani Koné m'a dit de jouer. Je lui ai dit : « Si je fais la guitare je ne bouge plus! ». C'est aussi Tidiani qui m'a incité à chanter pour le Rail Band. Quand je jouais la guitare je chantais les titres que j'avais avec mon orchestre l'Apollo. Le Buffet hôtel était plein à craquer ! Tout le monde bifurquait au Buffet ! J'étais rasé avec un mouchoir rouge sur ma tête. C'était une autre époque ! »
Cette même année 1969 les Ambassadeurs du Motel de Bamako émergent, sur les cendres Des Éléphants noirs, une formation de Bouaké en Côte d'Ivoire. Le nom d'ambassadeur illustre le cosmopolitisme au sein d'un orchestre composé de maliens, d'ivoiriens, de guinéens, comme le trompettiste Kabine ‘Tagus’ Traoré et le chef d'orchestre Kante Manfila, qui rejoint le groupe en 1972, ou de sénégalais comme le chanteur Ousmane Dia, un ancien du Star Band de Dakar. Dans le contexte marxiste de l'époque le Motel de Bamako appartient à l'État. Le 19 novembre 1968 Moussa Traoré renverse Modibo Keita et les artistes doivent composer avec le redoutable Comité Militaire de Libération Nationale.
Tiekoro Bagayoko, alors directeur des services de sécurité s'accapare ce lieu et devient le ‘protecteur’ de l'orchestre, véritable machine à danser s’inspirant deslégendes telles que Celia Cruz, James Brown et Fela. La rivalité qui anime alors les deux orchestres est autant politique que musicale, dans un contexte politique mouvementé. A tel point qu'en 1974 les deux rivaux s'affrontent dans une compétition. Personne n'arrive à les départager. Une chanson de vingt-deux minutes des Ambassadeurs leur sert de trait d'union: « Kibaru », qui est reprise par le Rail Band, dans une version écourtée. Cet âge d'or ne dure pas puisque SalifKeita et Mory Kanté les deux vedettes des orchestres vont se chercher un meilleur destin à Abidjan en 1978.
Salif Keita, le griot incontournable
Difficile d'évoquer cet âge d'or sans évoquer Salif Keita. Depuis plus de quarante ans il est l'artiste malien le plus renommé à travers le monde. Surtout, il a traversé toutes les époques de la musique malienne. Enfin, il s'est formé au cours de cette période des grands orchestres. Né en 1949 à Djoliba, à trente kilomètres de Bamako, d'irigine noble, le griot est un des descendants de l'empereur Soundiata Keita. Malgré les railleries qu'il subit enfant, en raison de son albinisme, le jeune Salif Keita va trouver sa chance en octobre 1969. Tidiani Koné, encore lui, repère sa voix exceptionnelle en l'entendant chanter à l'Istanbul Bar de Bamako. Dans une interview donnée à Francis Dordor en 2002 Salif confie: « Avec le Rail Band, j'ai enfin senti que les gens pouvaient m'aimer ! » Pour la première fois le griot timide est mis en avant. Comme sur la pochette du premier album Orchestre Rail de Band de Bamako en 1970 où l'on voit les neufs membres du groupe en tenue de cheminot, devant une locomotive des chemins de fer du Mali. Album Culte !
Salif se distingue avec le titre Rail band. Mais on ne peut pas mettre deux géants sur la même affiche. Au printemps 1973 Salif laisse le micro du Rail Band à Mory Kanté et part pour Les Ambassadeurs du Motel de Bamako, avec lequel il enregistre de fabuleux classiques dont Les Ambassadeurs du Motel volume 1 et 2 (Sonafric 1977). Une partie de ce répertoire a été reprise dans une compilation éditée par Syllart/ Sterns music l'année dernière. Si Salif a depuis mené la carrière solo que l'on sait, de « Mandjou » à « Moffou », il n'a jamais oublié cette période. La preuve, au dernier festival Musiques métisses d'Angoulême 2015 une partie des ‘Ambassadeurs’ s'est reformée avec les anciens comme Cheick Tidiane Seck et Amadou Bagayoko. D'autres dates sont prévues !
Années 80 Déclin des orchestres, relève et émergence des interprètes
Le régime militaire de Moussa Traoré règne en maître sur le Mali jusqu'au coup d'état qui le renverse le 26 mars 1991. Devant le contexte politique tendu beaucoup de talents vont tenter leur chance ailleurs, contribuant ainsi involontairement à l'essoufflement de ces orchestres au pays. Tidiani Koné vadrouille lui-même en 1976 entre le Tout-Puissant Orchestre Poly-Rythmo de Cotonou au Bénin puis les groupes Joanes Makovia du Niger et Harmonie Voltaïque du Burkina Faso. La Côte d'Ivoire, plate-forme musicale de la sous-région accueille les artistes de tous horizons comme le malien Boncana Maiga et le camerounais Manu Dibango qui ont été directeurs de l'orchestre de la RTI, respectivement en 1974 et 1975. Cheick Tidiane Seck se rappelle : « A la fin de l'année 1978 ma mère, voyant mes tensions avec le régime, m'a donné sa bénédiction pour aller voir ailleurs. Salif Keita et l'arrangeur Alassane Soumano m'ont envoyé un télégramme. J'ai demandé une permission au Buffet hôtel de la gare, propriétaire du Super rail band pour aller voir mon frère au Burkina Faso. Je suis dans cette permission jusqu'à présent ! En réalité j'ai rejoint Kanté Manfila, Salif Keita et le cœur du Rail Band à Abidjan.»
Les années 80 font éclore le concept de ‘sono mondiale’. Paris et Londres en deviennent les plaques tournantes. Les orchestres, onéreux, tombent en désuétude. Le public déserte. L'état se désengage. L'heure est aux interprètes, qui vivent particulièrement des fêtes de mariage dominicales. Comme l'illustre la célèbre chanson « Les dimanche à Bamako » d'Amadou et Mariam. Amadou Bagayoko a d'ailleurs fait ses débuts comme guitariste avec les Ambassadeurs. Les anciens tels que Mory Kanté, Salif Keita, Kassé Mady Diabaté, Ali Farka Touré ont tous une carrière internationale, produits par des labels comme Hannibal, Mango, Barclay, Syllart ou World Circuit et les producteurs Ibrahim Sylla, Nick Gold ou Mamadou Kanté.
De nouvelles voix se font entendre dans les années 80-90 : Habib Koité et son Bamada, les divas Oumou Sangaré, Ami Koita, Babani Koné. Puis plus tard Rokia Traoré et Fatoumata Diawara. De leur côté Ballaké Cissoko et Toumani Diabaté perpétuent l'héritage de leurs aïeux. Si les petites formations dominent désormais au Mali le grand korafolaToumani Diabaté a rendu hommage à ces orchestres et à l'histoire de son pays à travers l'album Boulevard de l'Indépendance (World circuit 2006). Cet album est porté par un orchestre panafricain : le Symmetric orchestra, à la manière des orchestres de jadis : « J'ai voulu représenter l'Empire mandingue sur le plan culturel avec les musiciens de tous ces pays. Nous avons les mêmes cultures. Nous chantons les mêmes musiques. Nous mangeons les mêmes plats. La pâte d'arachide s'appelle Mafé en Gambie ou en Côte d'Ivoire. Au Mali on dit Tigadégué na. Mais c'est la même chose ! C'est important de produire une œuvre collective pour la montrer aux nouvelles générations. »
Pour l'avenir, avec la vitalité culturelle de son pays, le griot se veut confiant. Même s'il prévient : « Les grands orchestres comme le Super Rail Band deviennent rares en Afrique. Avec les technologies de pointe le travail de trente personnes est réduit à un type qui manipule un ordinateur dans un studio. On n'a plus besoin de tous ces musiciens. Mais l'ordinateur n'a pas d'émotions. Quand un musicien joue il peut sortir des notes médiocres s'il n'est pas inspiré mais il peut aussi exceller ! » Avis aux générations futures !
Sources Page de Graeme Counsell: http://www.radioafrica.com.au/Publications.html La page de Syllartrecords: https://fr-fr.facebook.com/syllartrecords Dans l'exposition «Great Black Music» à la Cité de la musique en 2014 la salle Mama Africa, conçue par François Bensignor pour Mondomix laissait une belle place à l'Afrique de l'Ouest et aux orchestres de la sous-région http://www.greatblackmusic.fr/fr/lexposition/Écouter Soundiata L'Exil 1975 Mory Kanté et le Super Rail Band https://www.youtube.com/watch?v=NEbKWn2OZ4w Écouter Les Ambassadeurs du Motel de Bamako featSalif Keita Mali Denou https://www.youtube.com/watch?v=u7miszPp68E https://www.youtube.com/watch?v=Akg_gHxBBBM https://soundcloud.com/music-mdc/mana-mana-extrait Bibliographie Salif Keita, la voix du mandingue Florent Mazzoleni Éditions Demi-lune 2009 L'épopée de la musique africaine Florent Mazzoleni Hors collection 2008 réédité en 2013
















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