
Le battement secret de Dakar : Maël Péneau révèle l’univers des beatmakers sénégalais
Dakar, fin d’après-midi. Les taxis jaunes brinquebalants s’entassent dans les embouteillages, les bus décorés de fresques éclatantes crachent des volutes de poussière, tandis que les vagues viennent s’écraser contre les falaises des Almadies. Dans ce chaos vibrant, une autre rumeur, plus discrète mais tout aussi puissante, s’élève depuis les arrière-cours des maisons et les chambres transformées en studios : le battement des machines, les nappes sonores bricolées sur ordinateur, les rythmes digitaux d’une jeunesse qui façonne le son du Sénégal contemporain. C’est là, dans ces lieux minuscules mais bouillonnants, que Maël Péneau a mené son enquête et qu’il signe aujourd’hui Le beatmaking à Dakar. Musique, savoirs, technologies, publié chez Classiques Garnier avec une préface d’Emmanuelle Olivier.
- Couverture de l'ouvrage de Maël Péneau Le beatmaking à Dakar. Musique, savoirs, technologies, publié chez Classiques Garnier
L’ouvrage plonge dans les coulisses d’un univers méconnu, celui des beatmakers sénégalais. Ils sont des centaines dans la capitale, à manipuler claviers, cartes-son et logiciels, souvent sans formation académique mais avec une inventivité débridée. Dans une ville où le rap a trouvé ses premiers échos dès le milieu des années 1980, ces producteurs de l’ombre sont devenus indispensables. Ils composent, arrangent, mixent, filtrent, transforment les textures sonores et accompagnent des milliers de rappeurs, de chanteuses et de collectifs hip-hop. Avec l’arrivée de la 3G en 2008, les studios personnels se sont multipliés à une vitesse fulgurante, bouleversant des pratiques jusque-là concentrées dans quelques rares studios analogiques.
Péneau décrit avec finesse ce monde fait de bricolages, d’échanges informels et de transmissions collectives. Comment apprend-on à enregistrer une voix à Dakar ? Où se procurer un clavier MIDI ou une carte-son dans un marché saturé de téléphones et de câbles ? Comment comprendre les subtilités d’un logiciel quand les tutoriels sont en anglais et que la communauté se forme sur WhatsApp ou YouTube ? Ce sont ces questions concrètes, au cœur de la création musicale, qui structurent son enquête immersive menée entre 2019 et 2020.
Au fil des pages, le livre montre que les beatmakers dakarois ne sont pas de simples techniciens. Ils développent une véritable intelligence des objets numériques, capables de détourner et de réinventer des outils conçus ailleurs, à New York, Paris ou Tokyo. Ils intègrent dans leurs machines les rythmes sénégambiens, les héritages afro-cubains, les sonorités urbaines et les codes du rap mondial, donnant naissance à des hybridations inédites. Péneau insiste sur cette articulation entre le local et le global, loin de l’idée d’une mondialisation uniforme. Dakar n’imite pas : elle invente.
Mais cette créativité se déploie dans un contexte d’inégalités fortes. L’accès au matériel reste limité, les débouchés internationaux sont rares, et les disparités se creusent entre les artistes connectés aux réseaux mondiaux et ceux qui restent cantonnés à une diffusion locale. Pourtant, cette précarité stimule une inventivité collective, faite de partage de logiciels, de mutualisation de matériel et de circulation rapide des savoirs. Dans ce maelström numérique, chaque beat devient un espace de liberté, une affirmation de soi et une façon de transformer les contraintes en ressources.
Le beatmaking à Dakar dépasse ainsi le simple récit musical pour interroger les mutations profondes de la création artistique en Afrique urbaine. En décrivant les gestes, les outils, les environnements et les savoirs, l’ouvrage met en lumière une jeunesse qui invente son futur sonore dans l’effervescence dakaroise. Plus qu’un livre sur le rap ou le hip-hop, il s’agit d’une plongée dans une Afrique connectée, inventive et résolument tournée vers l’avenir, où les machines et les musiciens cohabitent pour donner au monde une bande-son nouvelle.
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