La musique érythréenne en exil
Une longue histoire de censure, associée au très strict contrôle du secteur des arts par l'état a paralysé l'industrie de la musique en Érythrée.
Cet environnement défavorable a contraint de nombreux musiciens à l’exil. Ce texte donne un aperçu de la musique érythréenne en exil.
Avant l'ère coloniale, la musique érythréenne était caractérisée par une grande intensité émotionnelle, qui prescrivait l'amour pour la vie et pour la patrie. Après la seconde guerre mondiale et l’invasion éthiopienne, de nombreux chanteurs érythréens refusent la nouvelle citoynneté qui leur est imposée par l'occupant. Sur ordre du roi éthiopien Hailé Selassié, toute interprétation dans les langues érythréennes est alors formellement interdite, pour couper tout élan nationaliste.
Mais à l'heure de la lutte pour l'indépendance, la situtation connaît un changement. Quelques musiciens érythréens populaires choisissent de rester en Éthiopie, mais la majorité rejoint la révolution ou s'exile. Avec beaucoup de courage, ces artistes se trouvant hors de leur élément, sous-financés, mal équipés et sans mécanisme de soutien, envoient à travers leurs oeuvres, des messages de libération et d'indépendance. Quelques uns d'entre eux rejoignent même la rébellion et deviennent de véritables combattants révolutionnaires décidés à libérer les leurs.
Malgré l'indépendance finalement acquise en 1991, la structure politique du pays ne change guère. Le parti au pouvoir exerce son autorité de façon abusive et oppressante, à travers ses différents départements. Les chanteurs sont contraints à rejoindre les divisions de l'armée appelées Information & Agitation, ou à traviller pour le Bureau des Affaires Culturelles. On les y utilise durant les vacances scolaires et les campagnes gouvernementales, pour célébrer en fanfare, des évènements retransmis par les médias nationaux.
Ne pouvant pas supporter l’austérité du régime, beaucoup s’enfuient et trouvent refuge à l'étranger. La voie la plus risquée était celle de l’exil par les frontières qui étaient placées sous haute surveillance. Yohannes Tikabo, Tesfalem Qorchach, Arefaine, Kiros Asfaha et Temesghen Yared s’exilent eux-aussi.
Les principaux artistes exilés
La carrière de la légende érythréene Abrar Osman, multi-instrumentiste, chanteur et auteur-compositeur, s'étend sur plus de trois décennies en exil. Son influence sur la musique érythréene moderne est importante. Osman a produit quatre albums et finalise actuellement son cinquième. Il chante en saho, tigrinya et tigré (langues érythréennes) et fusionne les rythmes traditionnels à la musique moderne.
Ses trois premiers albums (parus en 1987, 1992 et 1994) expriment l’espoir d’une libération et d’un retour à la dignité humaine. Ses chansons d'amour continuent à explorer de nouveaux terrains. Le chanteur s'installe en Allemagne et il intègre pour 2 ans, au début des années 1990, un groupe allemand nommé Sparbear. Depuis son exil en 1985, Osman n'est pas rentré en Érythrée. Son quatrième album, Shama-Bel (paru en 2000), redéfinit la musique érythréenne moderne. L'album a reçu le prix Raimoc, qu'Osman n'est pas allé prendre en Érythrée.
Idris Mohammed Ali est considéré comme le chanteur le plus populaire de l'ethnie tigré. Il aurait joué un rôle important dans la modernisation des rythmes traditionnels tigré et ses chansons sont reprises par les écoliers à travers le pays. Ali fuit la guerre et migre vers le Soudan en 1968. Il rejoint une association musicale dans la ville d'Atbara et il y étudie la musique pendant six mois. Il découvre des rythmes nouveaux et s'initie à la musique moderne. Chantant en arabe et en tigré, Ali commence à moderniser les chansons traditionnelles de son ethnie. Il produit environ 70 titres et sort trois albums.
Après l'indépendance de l'Érythrée en 1991, Ali qui a pourtant fondé une famille au Soudan, choisit de retourner dans sa patrie bien-aimée. Une fois en Érythrée, Il exprime ses opinions avec autorité face à l'oppression du pouvoir, et il finit par se fait incarcérer le 24 novembre 2005 après une vague d'arrestations d'éminentes personnalités politiques et culturelles. Certaines sources disent que le chanteur et trois autres collègues auraient été assassinés par des agents de sécurité en août 2007. Les circonstances de sa disparition démeurent encore non élucidées.
Tsehayu Beraki est une célèbre chanteuse et compositrice érythréenne. Elle s'est faite connaître en jouant au kirar, un instrument traditionnel à cinq cordes, dans les bars locaux et dans divers événements publics. Elle se joint à la lutte armée pour l'indépendance de l'Érythrée en 1977. Seule une poignée de chanteurs tels Teberh Tesfahugn, Amleset Abay et Tegbaru Teklay, chantent dans des groupes à l'époque où Beraki relance la musique populaire. Elle s’établit dans son quartier d'Abashawul, attirant de grandes foules. Ses chansons incitent de nombreux jeunes à rejoindre la lutte armée de l'indépendance et elle devient la cible de la junte militaire éthiopienne. Elle enregistre certaines chansons en collaboration avec d'autres groupes établis en Érythrée, influencée par le disco de l'époque. Après la chute du front de libération, Beraki s’exile aux Pays-Bas où elle vit aujourd’hui. Elle enregistre l’album Selam au studio Koeienverhuur. En 1999, Beraki retourne au pays qui l’accueille en héros.
Yohannes Tikabo alias Wedi Tikabo, est l'un des chanteurs et compositeurs les plus prolifiques d'Érythrée. Ce dernier enregistre plus de 60 titres. Son album Fewsi Ibi paru en 2009, fait partie des meilleures ventes du pays. L’opus fusionne tendances modernes et rythmes traditionnels tigrinya (ethine de l'Érythrée). Produit d’un laborieux travail, l'album révèle assez clairement son engagement culturel et propose des œuvres exceptionnelles. Tikabo réussit à exporter son art, qui transcende les frontières culturelles et géographiques de l’Érythrée. Son style allie les rythmes traditionnels au jazz, au rnb et même au reggae. Plusieurs de ses chansons sont reprises et remixées par des chanteurs éthiopiens ou ougandais comme Dr Jose Chameleone.
Le parcours de Tikabo a aussi été fortement affecté par les crises de l'Érythrée. Après ses études en 1994, il rejoint l'armée. Pendant près de deux décennies, sa liberté de mouvement et son droit de publier des albums ou de se lancer dans une carrière indépendante lui sont retirés. En 2013, à l'issu d'une tournée aux États-Unis organisée par l'état érythréen, il décide de ne plus retourner au pays. Depuis, il est témoin des bouleversements politiques de sa nation et des divisions amères entre les membres de la diaspora érythréenne. Son single « Hadnetna » (qui signifie notre unité) sorti en 2013, est fortement apprécié en Érythrée.
Afwerki décédé en 2006, était un véritable chanteur populaire, dont l'art a su contourner les restrictions imposées par les autorités érythréennes. Exilé dès son jeune âge pour échapper à la guerre, Afwerki sort 5 albums. Intéressé par les thématiques profondément philosophiques et les mélodies classiques qui marient le jazz, le rnb et des influences reggae, Afwerki renouvelle constamment sa musique et son style. Chacun de ses albums illustre son agitation artistique. Afwerki était un chanteur exceptionnel dont les chansons encourageaient ses compatriotes à se relever et à résister aux désastres de la guerre. Sa carrière débute lors de son exil en Italie, puis aux États-Unis où il s’établit. Elle a été marquée par une conscience poétique et par la rigueur de l'artiste. Il était trop grand pour être réduit au silence et à la schizophrénie institutionnelle créée par les autorités politiques de l'Érythrée. Les tentatives de sabotage de son oeuvre, sont restées vaines. Afwerki a excellé. Il est mort de façon tragique en se noyant pendant un tournage. Le jour de son décès a été déclaré jour de deuil national.
La musique et bien d'autres formes de culture populaire, ont longtemps servi de plateforme pour la création d'une identité érythréenne qui s'étend au-delà des frontières du pays. Alors qu'aujourd'hui, seulement environ 6 % des érythréens ont accès à l'internet, la musique reste une source vitale de rassemblement et d’appartenance pour ceux qui vivent à l’étranger. La musique érythréenne est une musique qui se partage et se consomme à travers le monde malgré sa roccambolesque histoire.
[i] http://www.sbs.com.au/yourlanguage/tigrinya/en/content/abrar-osman-sbs
[ii] http://www.qienit.com/love-for-one-country-is-incomparable-eritreas-tsehaytu-beraki/
[iii] http://www.qienit.com/tebreh-tesfuhuney-a-musical-visionary/
[iv] http://www.qienit.com/amleset-abay-one-of-the-first-eritrean-female-singers/
[v] http://www.bbc.com/news/blogs-trending-25056817
[vi] http://www.amazon.com/Didnt-Do-It-You-Betrayed/dp/0060780932
[vii] https://remi.revues.org/2712
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